Fin avril, le Collectif Amiénois de Vigilance Antifasciste a invité Sébastien Vignon et Emmanuel Pierru, sociologues, pour animer un atelier de formation dont l’objet était l’avancée du vote FN dans les zones rurales. Après les élections présidentielles de 2002, marquées par la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour, ces chercheurs ont choisi de mener une étude à long terme sur les votes frontistes dans la Somme(1)782 communes composent ce département, dont 40 % de moins de 2000 habitants, et dont 58 % n’appartiennent pas à une aire urbaine. , où ses meilleurs résultats ont été enregistrés dans les campagnes. Afin de mettre en rapport ce choix de vote et les contextes socios-territoriaux, leur analyse s’est focalisée sur deux communes, préférant une approche ethnographique à la compilation d’entretiens de militants politiques.
Ces quelques lignes ne constituent pas une restitution exhaustive et fidèle de l’exposé : y sont rapportés les points qui nous ont le plus marqués.

Dans les années 1980, le Front National engrange de bons scores dans les cantons amiénois, notamment Amiens-Sud, tandis qu’il y a un déplacement du vote frontiste vers les zones péri-urbaine (Boves, Villers-Bretonneux) pendant la décennie suivante. En 2002, la tendance est à la baisse en ville et dans les zones périphériques, mais le FN progresse considérablement dans les communes rurales, à l’est du département. Au second tour des présidentielles, malgré les rassemblements nationaux anti-Le Pen, cette avancée se confirme largement dans les communes de moins de 200 habitants. En 2012 Marine Le Pen, à la suite de son père, y bénéficie du même soutien électoral. Détail intéressant, ces aires géographiques sont les anciennes zones de force du parti Chasse, pêche, nature et traditions(2)Les études statistiques se font au niveau des bureaux de votes, et non au niveau des individus : il est impossible d’affirmer mécaniquement que les individus ayant voté CPNT ont par la suite voté FN. .

Plusieurs hypothèses sont proposées pour expliquer le succès de l’extrême-droite dans ces espaces ruraux.
La dépaysannisation progressive a modifié le paysage social des communes. S’y ajoute la disparition des services publics et des commerces de proximité, donc de l’économie villageoise, qui provoque une déliaison sociale notable. Les manifestations, comme les fêtes de village, et les structures (fanfares municipales) censées maintenir ou réactiver les liens entre les individus sont de moins en moins mobilisatrices, quand elles ne sont pas victimes d’une professionnalisation accrue (sapeurs-pompiers) ou d’une remise au rang du folklore (jeu de longue-paume).
Conjointement, l’arrivée de nouveaux habitants entraîne une décote des pratiques locales socialisantes. La rupture de l’exigence de conformité à ces habitudes cause une désagrégation de l’idée d’un collectif, devenu ouvrier. Ceci s’accompagne de l’émergence de ressentiments fruit d’une « insécurité symbolique » : les amalgames type « chômeurs=assistés », ou les idées réductrices comme celle de la dangérosité des « jeunes », glandeurs, squattant les arrêts de bus car chômeurs, sont allègrement véhiculés par les médias de masse qui initient et/ou confortent ces peurs.
Ces éléments n’expliquent pas à eux seuls l’avancée du Front National dans les campagnes. L’idée d’un vote charismatique ou à distance est à relativiser. La mobilisation politique de proximité est un des atouts de ce parti(3)qui reste le seul à être sur le terrain ! . Pour peu que l’unique lieu de socialisation (le bar, par exemple) soit tenu par un militant FN, c’est son capital d’autochtonie qui constitue le meilleur appui pour la diffusion des thèses d’extrême-droite.

Ces premiers points précieux de réflexion nous obligent à reconsidérer nos pratiques et nos modalités de lutte contre le Front National. Démasquer publiquement la vacuité et l’imposture des idées frontistes est nécessaire, mais pas suffisant. L’implantation locale du FN nous montre bien que la seule réponse envisageable d’une part à son expansion, et plus globalement, à tous les systèmes de domination, passe par la réalisation de réelles alternatives en acte.

Bernoine

References

References
1 782 communes composent ce département, dont 40 % de moins de 2000 habitants, et dont 58 % n’appartiennent pas à une aire urbaine.
2 Les études statistiques se font au niveau des bureaux de votes, et non au niveau des individus : il est impossible d’affirmer mécaniquement que les individus ayant voté CPNT ont par la suite voté FN.
3 qui reste le seul à être sur le terrain !